Ministre déléguée auprès du Premier ministre chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations, Aurore Bergé est l’auteure de « Nos combats pour la République » (Éd. Robert Laffont, 2025). La Ministre affirme la vigueur de ses convictions et présente ici l’appel à projets qu’elle lance actuellement, avec le ministre de l’Éducation nationale, pour que le Prix Ilan Halimi ait une résonnance particulière dans les collèges et les lycées de France, ce prix de lutte contre les discriminations ayant été élargi à l’enseignement supérieur. En réponse aux questions de Jean-Philippe Moinet, cette figure du mouvement « Renaissance » évoque sa volonté et l’importance dans les mois qui viennent de « tracer un chemin d’avenir, évidemment républicain, laïc, universaliste ».
Le Crif : L’intitulé de la dernière convention nationale du Crif posait la question suivante : « La République a-t-elle dit son dernier mot ? ». Compte tenu notamment des dérives sociétales et de la montée des nationaux-populismes des deux extrêmes ces dernières années, est-ce qu’on peut assurément répondre « non », dire sans en douter que la République n’a pas dit son dernier mot ?
Aurore Bergé : Je pense que, bien sûr, la République n’a pas dit son dernier mot mais cela ne tient qu’à nous, citoyennes et citoyens, qu’elle soit protégée. Il y a plusieurs ressorts sur lesquels chacun et chacune d’entre nous pouvons s’appuyer pour garantir que la République n’a pas dit son dernier mot et pour dire comment on réaffirme la solidité du socle des valeurs de la République, les principes intangibles qui ont fait l’histoire de notre pays et la force de notre Nation. On parle aussi de République quand on parle de la France et de la Nation.
Je ne pense pas qu’on puisse se contenter d’être uniquement dans une logique de dénonciation des menaces que nous voyons face à nous et qui pèsent sur la République. Il faut aussi à nouveau proposer un chemin qui fasse que nous serons en capacité de rassembler, de réconcilier les Français. Il faut sans doute faire les deux choses : à la fois n’avoir aucune naïveté et être très lucides sur les menaces internes que notre pays a à affronter et être en capacité de tracer un chemin d’avenir, un chemin évidemment républicain, laïc, universaliste, qui permette de rassembler les Français.
« Dans notre pays, on ne trie pas les Français, on ne hiérarchise pas en les renvoyant à une identité, une origine ou une croyance, réelle ou supposée »
Le Crif : Sur ce chemin républicain, on voit les nombreux obstacles, notamment sur le grand sujet de votre ministère, la lutte contre les discriminations, ce chemin est de plus en plus escarpé, certains Français ayant tendance à aborder la question de l’Égalité et des discriminations à l’aune exclusive de leur « identité », d’origine ou de religion. En ce domaine, le chantier éducatif n’est-il pas prioritaire ?
Aurore Bergé : Il faut être lucide sur les difficultés qui peuvent se présenter et être actif pour souligner que notre héritage français, c’est l’universalisme. Aujourd’hui, ce qu’on observe autour de la question des identités, c’est une forme d’essentialisation, comme si chacun était éternellement assigné à une identité, à une origine réelle ou supposée, à une appartenance ou des croyances prédéterminées, ce qui est l’inverse de l’universalisme français qui fait que, dans notre pays, on ne trie pas les Français, on ne hiérarchise pas en les renvoyant à une identité, une origine ou une croyance, réelle ou supposée. Il faut, collectivement, traiter ce mal qui ronge actuellement notre pays, permettre que cet universalisme soit réellement compris et partagé.
Le Crif : Notamment par les plus jeunes ?
Aurore Bergé : Oui et il faut, là encore, de la lucidité dans l’analyse et du volontarisme dans l’action. On voit bien qu’une fracture générationnelle risque de s’aggraver. Il faut donc à la fois nommer le risque, les dérives et se donner les moyens de le réduire, il ne faut surtout pas être dans le déni ou la passivité. Cette fracture générationnelle est réelle et si on n’agit pas à la racine, alors le risque est qu’elle se renforce d’années en années et qu’on ne soit plus que des commentateurs de statistiques. Il ne faut donc pas baisser les bras mais redoubler d’ardeur pour faire prévaloir l’universalisme des principes républicains sur les postures et les replis identitaires, qui ne portent que des dangers, faits de vives tensions et de possibles violences.
« Le combat pour la République est d’abord un combat éducatif […] Nous avons besoin d’une mobilisation collective pour faire connaître le Prix Ilan Halimi, pour qu’un maximum de jeunes puissent candidater »
Ce combat pour la République est d’abord, oui, un combat éducatif. Je ne cesse de le réaffirmer à chaque occasion car je le crois profondément : il n’y a pas de génération perdue. Beaucoup de jeunes sont sensibles aussi à ce qui rassemble, il faut sans cesse leur dire que, génération après génération, ils doivent et peuvent être des passeurs de mémoire, des individus-citoyens éclairés et formés, qui ne laisseront rien laisser passer quand les discriminations se font jour.
C’est pourquoi aussi, vingt ans après le meurtre barbare d’Ilan Halimi, je lance actuellement avec le Ministre de l’Éducation nationale un vaste appel à projets pour que le Prix Ilan Halimi ait une résonnance particulière dans les collèges et les lycées de France, le prix ayant cette année été élargi aux établissements de l’enseignement supérieur. Nous avons besoin d’une mobilisation collective pour faire connaître ce prix, pour qu’un maximum de jeunes puissent candidater. La force de ce prix est de pas être cantonné à des classes, l’idée étant que puissent candidater des collectifs d’élèves ou d’étudiants, cela peut être des groupes d’élèves ou d’étudiants, dans les collèges, les lycées, les instituts universitaires de technologie (IUT), les universités ou encore les écoles du supérieur… Des associations peuvent candidater ou même des groupes d’amis qui ont envie de porter un projet porteur de fraternité, de respect à l’altérité et de solidarité, de nature à faire barrage aux haines et aux violences, racistes et antisémites en particulier.
Les projets peuvent être par exemple des podcasts, des vidéos, des ateliers ou formats d’écriture, toutes formes de sensibilisation du public étant possibles. L’enjeu est aussi que les jeunes investissent et s’approprient cette question, fassent vivre cette cause républicaine essentielle, que les contenus et les supports pédagogiques que les jeunes vont créer soient des outils utilement diffusés là où les jeunes vivent.
Avec le Ministre de l’Éducation nationale nous avons écrit à l’ensemble des recteurs d’Académie afin que le plus de jeunes possibles, de 15 à 25 ans, soient candidats, afin que les enseignants soient bien informés de l’existence du prix et qu’ils puissent s’y associer avec leurs élèves ou leurs étudiants qui peuvent participer à des associations ou des collectifs de jeunes.
Face à la vague d’antisémitisme, « beaucoup d’élus et d’acteurs locaux ont envie d’agir concrètement »
Le Crif : Vous insistez aussi sur l’action locale.
Aurore Bergé : Oui, car les localités de notre pays sont souvent très concernées, dans la mesure où, ces deux dernières années, une vague d’antisémitisme sans précédent ayant été malheureusement documentée, beaucoup d’élus et d’acteurs locaux ont envie d’agir concrètement. L’État et mon département ministériel, par l’intermédiaire de la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitise et la haine anti-LGBT (Dilcrah), avons lancé des appels à projets locaux, qui ont une grande importance sur le terrain, c’est un volet d’actions que j’ai veillé à développer car nous avons en France un tissu associatif particulièrement dense et, par définition, proches des habitants, ces associations de proximité permettant d’aller vers des publics qui sont peut-être plus éloignés de ces sujets.
Je suis allée par exemple dans la Loire, où un maire qui m’a invité pour la plantation commémorative d’un arbre, qui avait malheureusement été tronçonné, en hommage à Gisèle Halimi. J’ai volontiers répondu favorablement à cette invitation et souhaité, à l’occasion de ce déplacement, lancer le nouvel appel à projets pour l’année 2026. Pour bien montrer que la France ne se réduit évidemment pas à Paris et que des actions d’envergure nationale peuvent être annoncées et portée ailleurs que dans la capitale, partout en France.
« À la différence d’autres démocraties en Europe, la France s’honore de s’être mobilisée face à la vague d’antisémitisme »
Le Crif : Sur la scène internationale, les actions de lutte contre l’antisémitisme menées en France ont fait l’objet de vives polémiques à la fin de l’été dernier, le Président de la République Emmanuel Macron et le gouvernement français étant mis en cause par le gouvernement israélien et des personnalités américaines pour de prétendus manquements graves sur ce sujet. Comment avez-vous vécu ces mises en cause ?
Aurore Bergé : Je ne suis pas là pour ajouter de la polémique, je ne l’ai jamais fait et je n’envisage pas de le faire. Nous travaillons à la fois avec toutes les associations françaises de lutte contre l’antisémitisme, en relation aussi par ailleurs avec l’ambassadeur d’Israël en France et je crois que nous arrivons à le faire, chacun étant dans son rôle, en bonne intelligence.
Il est vrai que, dans la période que vous évoquez, j’ai trouvé certaines attaques, en particulier celles de l’ambassadeur américain, disproportionnées, injustes et fausses. À la différence d’autres démocraties, la France s’honore de s’être mobilisée face à la vague d’antisémitisme, dont je n’ignore rien de la recrudescence et de la virulence. Je n’ignore rien non plus du sentiment de solitude qui a pu étreindre trop de nos compatriotes juifs. Vous savez combien je suis mobilisée, je n’ai d’ailleurs pas attendu le 7-Octobre, ni d’être Ministre en charge de ce grave problème, pour être mobilisée contre l’antisémitisme. Je pense que personne ne peut douter de ma position et de mes actions sur cet enjeu devenu majeur. En Europe, des démocraties ont en revanche failli, certains États, géographiquement proches de notre pays, ont quasiment accompagné la montée de l’antisémitisme, en tout cas fermé les yeux. En France, l’État n’a jamais laissé faire, il a au contraire répondu et renforcé les mesures dans divers domaines de politiques publiques.
L’État a d’abord répondu par la mobilisation de nos forces de l’ordre, qui sont allées sécuriser des lieux de culte, des écoles, des commerces. Dans le domaine de la Justice, nous avons répondu par des circulaires de politique pénale extrêmement claires et fermes sur ce qu’on attend des procureurs de la République, demandant la célérité et l’exemplarité des jugements. Et, dans les faits, la rapidité et la fermeté des condamnations se sont accrues. Nous avons agi aussi dans le domaine de l’enseignement supérieur, par exemple par des circulaires exigeant des signalements systématiques et que l’article 40 du Code pénal soit utilisé auprès des procureurs de la République. Et quand sont apparus des faits graves, comme à l’université Lyon 2, les mesures disciplinaires qui s’imposaient ont été prises, en l’occurrence la suspension d’un professeur qui y a tenu des propos absolument intolérables. Je me suis d’ailleurs tout récemment exprimée sur le sujet à l’Assemblée nationale, en réponse à la question de la députée Caroline Yadan. Le gouvernement français a donc agi avec fermeté, dans divers domaines clés, allant de la police à l’éducation en passant par la justice, là où d’autres en Europe ont laissé faire ou accompagné.
Le Crif : À propos des évènements au Proche-Orient, des discussions internationales ont fini par converger à l’automne ouvrant une phase de cessez-le-feu (toujours précaire), visant à tracer des perspectives dans la bande Gaza sans la gouvernance du Hamas et avec la reconnaissance, avec des mots et des contours différents selon les pays, d’une entité palestinienne « renouvelée ». La position française a-t-elle été en avance sur cette évolution ou au contraire à contre-temps de l’ouverture du chemin diplomatique actuel qui vise à la fois à garantir la sécurité d’Israël et à reconnaître une entité palestinienne renouvelée ?
Aurore Bergé : Ce qui a été important dans la période récente, c’est l’espoir de paix qui a pu renaître et que nous souhaitions tous. Quelles que soient les positions philosophiques ou diplomatiques qui pouvaient être les nôtres, il y a d’abord eu, et il y a toujours pour la France, cet espoir et cette volonté de garantir la sécurité de l’État d’Israël et des Israéliens, et de garantir que chacun soit respecté dans ses droits. Si cela peut advenir, alors il ne faut pas y chercher une source de polémique. Il faut juste que cette volonté puisse rapidement déboucher sur cet horizon de paix dans la sécurité, et être extrêmement vigilants pour garantir que cela puisse se réaliser. La France prend et prendra évidemment toute sa part dans les actions qui ont cette perspective.
Propos recueillis par Jean-Philippe Moinet
– Les opinions exprimées dans les entretiens n’engagent que leurs auteurs –
