Entretiens croisés – Christianisme et judaïsme face à l’héritage de Nostra Ætate

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Déclaration essentielle du Concile Vatican II, promulguée le 28 octobre 1965 par Paul VI, Nostra Ætate a changé de manière permanente les relations du christianisme avec les autres religions et en particulier avec le judaïsme. À l’occasion des soixante ans de cette déclaration conciliaire, nous avons posé une seule et même question à quatre personnalités engagées dans le dialogue entre Juifs et Chrétiens : « Nostra Ætate, évolution ou révolution ? ».
Le Grand Rabbin Gilles Bernheim, ancien Grand Rabbin de France, Danielle Guerrier déléguée épiscopale aux Relations avec le Judaïsme du diocèse de Saint-Denis et membre du Comité Directeur de l’AJCF, Louis-Marie Coudray, moine bénédictin d’Abu Gosh en Israël et Ariane Bendavid Maître de conférences honoraire, Sorbonne Université et membre du Comité directeur de l’ACF ont accepté d’y répondre.

Nostra Ætate, texte court mais essentiel, reste une référence dans les enseignements de l’Église. Cette déclaration essentielle du Concile Vatican II, promulguée le 28 octobre 1965 par Paul VI, Nostra Ætate a changé de manière permanente les relations du christianisme avec les autres religions et en particulier avec le judaïsme. Soixante ans après cette déclaration conciliaire, nous avons posé une seule et même question à quatre personnalités engagées dans le dialogue entre Juifs et Chrétiens : « Nostra Ætate, évolution ou révolution ? ». Le Grand Rabbin Gilles Bernheim, ancien Grand Rabbin de France, Danielle Guerrier déléguée épiscopale aux Relations avec le Judaïsme du diocèse de Saint-Denis et membre du Comité Directeur de l’Amitié Judéo-chrétienne de France (AJCF), Louis-Marie Coudray, moine bénédictin d’Abu Gosh en Israël et Ariane Bendavid Maître de conférences honoraire, Sorbonne -université et membre du Comité directeur de l’Assemblée Chrétienne de France (ACF) ont accepté d’y répondre.

 

Découvrez les réponses de chacun à la question : « Nostra Ætate, évolution ou révolution ? ».
 

Entretien avec le Grand Rabbin Gilles Bernheim

Nous présentons ici un bref commentaire qui reprend et respecte le langage de l’Église, des plus importantes déclarations de Vatican II favorables au judaïsme, telles qu’elles se trouvent dans le Décret conciliaire Nostra Aetate § 4.

I. L’Église a reçu d’Israël la révélation de l’ancienne Alliance consignée dans « l’Ancien Testament ».

L’Écriture Sainte d’Israël est un élément essentiel des Écritures de l’Église. Mais l’ancien Testament n’est pas la propriété de l’Église seule ; il est plutôt un « prêt » d’Israël à l’Église, prêt qui est important pour l’Église parce que, sans l’Ancien Testament, elle perd son identité et son auto-compréhension.

II. L’Église reconnaît « les privilèges permanents d’Israël »

Tels qu’ils sont énumérés par l’apôtre Paul (Romains IX, 45), ils n’ont pas été transférés à l’Église, comme bien des théologiens chrétiens le pensent.

III. « Les Juifs restent encore à cause de leurs Pères, très chers à Dieu »

Dieu n’a pas repoussé ou oublié son peuple Israël. Dans la persistance d’Israël à travers tousvles temps se manifeste la fidélité de Dieu à ses promesses. Israël est le témoin permanent de la fidélité et de la véracité de Dieu dans le monde.

IV. Malgré la mort violente de Jésus sur la croix, les Juifs ne « peuvent pas être présentés comme repoussés ou maudits par Dieu »

Le souvenir de la crucifixion des Jésus qui fut l’œuvre du pouvoir romain païen a sans cesse conduit la chrétienté à « légitimer » son antisémitisme d’une manière théologique, et à maintenir la thèse du déicide et de l’auto-malédiction des Juifs. Le concile réprouve « les haines, les persécutions et toutes les manifestations d’antisémitisme, qui, quels que soient leur
époque et leurs auteurs ont été dirigées contre les Juifs ».

L’antisémitisme que l’Église, pendant des siècles, a contribué à alimenter, fait partie des grands péchés de l’histoire. L’Église doit constamment implorer de Dieu le pardon de cette faute. 

Entretien avec Danielle Guerrier déléguée épiscopale aux Relations avec le Judaïsme du diocèse de Saint-Denis et membre du Comité Directeur de l’Amitié Judéo-chrétienne de France (AJCF)

« Évolution » et « révolution » ne sont pas deux mots habituels pour caractériser les événements de la vie de l’Église, on utilisera plus volontiers « mise à jour » (au sens de aggiornamento) et « retournement » (au sens de techouva). 

Mise à jour ou aggiornamento : c’est le motif même de la convocation du Concile Vatican II par le pape Jean XXIII. Mettre à jour les orientations et l’enseignement de l’Église pour mieux répondre aux besoins du temps dans lequel elle est plongée. Une Constitution tout entière est consacrée à ce thème, Gaudium et spes, elle fera débat et traversera tout le Concile pour répondre au défi initial lancé par le pape Jean XXIII : l’ouverture au monde et le dialogue avec tous les hommes [1].

Et Nostra Ætate ? Cette Déclaration n’est pas un à-côté ou un ajout au corpus conciliaire, au contraire elle est un fruit immédiat du Concile qui s’est imposé à l’intérieur même de celui-ci.
Lors de son ouverture, le pape Jean XXIII avait demandé un texte sur « les Juifs », on attendait donc un « Décret sur les Juifs », mais après avoir traversé lui aussi tout le Concile à l’instar d’une véritable saga, avec des bonds et des rebonds, d’ordre théologique et politique, allant parfois jusqu’au risque de l’abandon total, ce texte sur « les Juifs » est devenu le n.4 d’un Décret élargi aux Relations de l’Église avec les Relations non chrétiennes. Résultat de l’option conciliaire fondatrice de l’ouverture au monde, avec ses diversités notamment religieuses, mais peut-être aussi signe qu’écouter sérieusement le judaïsme et reconnaître la mission du peuple juif auprès des nations, ne peut que conduire à « élargir sa tente » et s’ouvrir à tous.

Retournement ou techouva : changement radical de regard des catholiques envers les Juifs, du christianisme envers le judaïsme, fruits d’un retournement théologique, lui-même enraciné dans la lecture renouvelée des Écritures et la contemplation du mystère de l’Église. L’Église catholique renoue délibérément avec ses sources juives et ceci n’est pas sans conséquences sur des pans entiers de son enseignement : exégèse, ecclésiologie, théologie, liturgie, eschatologie, etc. Certains de ces domaines ont subi de vrais changements au cours de ces soixante ans, d’autres moins. Beaucoup de chantiers restent ouverts. Le texte de Nostra Ætate n.4 demeure un point de départ, il appelle un déploiement continu. Certains points ont été explicités depuis soixante ans, en particulier ceux que l’on pouvait trouver insuffisamment développés car traités mais non nommés explicitement tels que le « déicide » et la Shoah. Cependant il reste un vide, un grand vide ! La notion de la Terre, totalement absente dans le texte initial, et qui n’a jamais été reprise théologiquement par la suite. C’est une urgence, une urgence absolue, de définir une théologie chrétienne de la Terre, nous venons de constater de manière encore plus douloureuse ce manque, durant les temps tragiques que nous vivons depuis le 7 octobre 2023.

Le fruit le plus évident de Nostra Ætate n.4 est le changement de nature des relations entre juifs et chrétiens, les papes successifs y ont tous engagés résolument l’Église [2], bien sûr plus spécialement le pape Jean-Paul II qui, par ses gestes forts et ses paroles, a construit les bases d’une amitié et d’une confiance irrévocables. Le Cardinal Aaron Jean-Marie Lustiger répétait souvent : « l’amitié sauvera le dialogue » et c’est bien l’expérience vécue et confirmée durant ces soixante ans, dans les moments d’embellie et les moments de crise, et il y en a eu !

En ces temps particulièrement sombres et incertains qui sont les nôtres, juifs et chrétiens,ancrés dans une amitié solide, reconnaissant leurs sources communes, et dans le plein respect de leur tradition propre, peuvent apporter ensemble une parole de lumière et d’espérance dans notre société. C’est peut-être cela le plus grand fruit de NA n.4 pour aujourd’hui !

[1] « L’Église doit entrer en dialogue avec le monde dans lequel elle vit. L’Église se fait parole. L’Église se fait message. L’Église se fait conversation » ES N.67 (Encyclique Ecclesiam Suam de pape Paul VI-1964)

[2] « Le dialogue et l’amitié avec les fils d’Israël font partie de la vie des disciples de Jésus » (pape François)

Entretien avec Louis-Marie Coudray, moine bénédictin d’Abu Gosh en Israël

Soixante ans de Nostra Ætate ! On dit qu’il faut au moins un siècle pour qu’un concile soit intégré dans la vie de de l’Église et des chrétiens, nous sommes au-delà de la moitié ! Le §4 a été la clé qui a ouvert l’accès à ce chemin pour que le peuple chrétien change son regard sur le peuple juif. En fait ce texte est bref et dit peu de choses mais il dit l’essentiel. Il rappelle des évidences qui n’auraient jamais dû être oubliées : Jésus est Juif, l’histoire de l’Église s’inscrit dans la continuité de la révélation biblique. Il rappelle l’erreur de discours qui n’auraient jamais dû être prononcés : que le peuple juif est responsable de la mort de Jésus, que l’Alliance est révoquée et que l’Église se substitue à lui.

Le chantier était donc ouvert pour écrire une nouvelle histoire ! Et depuis soixante ans bien du chemin a été parcouru et des avancées essentielles réalisées à travers les travaux, études
et publications de texte. Il reste encore à élaborer une théologie de la permanence d’Israël et des rapports aujourd’hui avec cette réalité vivante et variée, à travers le monde sur la Terre
d’Israël que représente l’ensemble du peuple juif.

Et il reste un combat essentiel : celui contre l’antisémitisme ! Certes on peut affirmer qu’aujourd’hui il n’y a que des reliquats d’un antijudaïsme chrétien, mais il demeure l’antisémitisme qu’il a participé dans le passé à nourrir. Le combat est immense ! Et l’Église dans son discours condamne systématiquement ce fléau, elle doit aujourd’hui trouver les moyens concrets sur le terrain pour participer à éradiquer cette « peste ».

Souvent les chrétiens, dans le cadre du conflit qui déchire la terre d’Israël et ses populations invoquent le verset : « Justice et paix s’embrassent » donc pas de paix sans justice mais ils oublient l’autre moitié du verset « amour et vérité se rencontrent ». Or on ne voit guère d’amour et de vérité dans le drame actuel. Amour et vérité seront indispensables pour construire
un avenir. Maintenant que Nostra Ætate § 4 a ouvert la porte et qu’un beau parcours a été réalisé, il faut contribuer dans l’Église et dans le monde à faire advenir cet amour et cette vérité pour le peuple juif, où qu’il soit pour que la justice et la paix adviennent. Les liens entre peuple juif et catholique ont été modifiés par cette déclaration, il faut aujourd’hui qu’ils portent du fruit et que ces fruits demeurent.

Entretien avec Ariane Bendavid, Maître de conférences honoraire, Sorbonne Université et membre du Comité directeur de l’ACF

Il n’est jamais facile de reconnaître ses torts, tant sur le plan individuel que sur le plan collectif. À fortiori lorsqu’on est une institution réputée conservatrice. Il a été difficile à l’armée française d’admettre l’innocence de Dreyfus, et difficile à l’Église de reconnaître le droit des Juifs à, simplement, exister en tant que juifs. L’exil a été vécu par l’ensemble des communautés juives comme une longue traversée des ténèbres, tant elles ont été confrontées à la conviction profonde de l’Église : celle de leur aveuglement, de leur obstination à ne pas voir la « vérité ». Après des siècles d’accusation de déicide ou de meurtre rituel, de persécutions, expulsions, et conversions forcées, le Concile Vatican II marque de toute évidence une rupture profonde.

Cela signifie-t-il qu’il n’y ait eu dans le passé aucune période de relative entente entre juifs et chrétiens ? Tant s’en faut. Il serait malhonnête d’omettre qu’un certain nombre de Papes ou
d’Évêques, ou plus généralement d’hommes d’Église, se sont opposés aux baptêmes forcés, aux Croisades ou à toute forme de violence, prêtant assistance aux Juifs persécutés, leur offrant parfois asile et protection, comme dans le Comtat Venaissin, ou même, plus proche de nous, pendant la Seconde Guerre mondiale.

Pour autant, les Juifs ont hélas plus souvent été les victimes innocentes et meurtries d’un antijudaïsme plus ou moins violent, et c’est ce qu’ils ont gardé en mémoire.

Lorsque les Lumières et la Révolution française proclament l’égalité de tous et posent les fondements de la liberté de culte, un pas est franchi dans la société civile. Ce pas considérable a sans nul doute, avec la sécularisation de la société, et en France la Loi de séparation Église-État, créé un climat favorable à une mutation au sein de l’Église. Mais il n’est pas aisé de tourner la page de deux mille ans de préjugés et d’obscures certitudes, et il faudra attendre encore près de deux siècles pour que cette mutation se concrétise. Lorsque s’ouvre Vatican II, avec en arrière-plan la Shoah et le silence de Pie XII, imagine-t-on, d’un côté comme de l’autre, une avancée aussi majeurevers l’acceptation de l’Autre dans sa différence ?

Si donc on peut parler d’évolution dans les relations judéo-chrétiennes depuis l’émancipation, il restait une étape majeure à franchir, celle qui, précisément, distingue évolution et révolution : il fallait une affirmation officielle, universelle, par le Vatican, de l’égalité totale entre catholiques et non-catholiques. Cette seule proclamation d’égalité aurait déjà constitué une rupture. Mais Nostra Aetate va beaucoup plus loin encore : la théologie de la substitution devient la théologie de la filiation, l’Église reconnaît les racines juives du christianisme, l’accusation de déicide est abandonnée et l’antisémitisme condamné. Sur un plan théologique, la rupture avec le passé est consommée.

On comprend donc que cette Déclaration, en dépit de quelques lacunes – notamment le silence sur la Shoah – ait été vécue par les Juifs comme une véritable révolution. Cette révolution est-elle achevée et irréversible ? Ici et là, notamment depuis le 7-Octobre et la guerre à Gaza, quelques voix discordantes se sont élevées, révélant la fragilité du dialogue. À nous, et aux jeunes générations, de suivre l’exemple de Jules Isaac, et de le maintenir vivant.

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