Lire avec le Crif – Trois questions à Anna Bikont, auteure du « Prix à payer »

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La nouvelle rubrique « Lire avec le Crif » vous propose des notes de lectures, recensions, entretiens avec des auteurs. Dans cet article, un entretien avec Anna Bikont, auteure de l’ouvrage « Le prix à payer – À la recherche d’enfants juifs en Pologne après la guerre » (Éditions Noir sur Blanc, 2025). « Alors qu’elle travaillait à une biographie d’Irena Sendler, Anna Bikont a découvert deux petits cahiers d’un membre du Comité central des Juifs de Pologne. […] Ces cahiers contiennent 52 noms d’enfants juifs réclamés par leurs proches après la guerre. Des enfants qui ont survécu à l’extermination. […] Anna Bikont a parcouru le monde à la recherche des derniers de ces enfants, aujourd’hui très âgés. Elle en a retrouvé 30 et s’est aperçu que la plupart connaissaient très peu les circonstances de leur sortie de Pologne : l’un d’eux apprend son véritable nom grâce à elle, un autre voit pour la première fois une photo de sa mère. Mais tous ne sont pas prêts à raviver le souvenir… » (source : Les Éditions Noir sur Blanc).

Le Crif : Anna Bikont, vous vous êtes livrée à une véritable enquête en partant sur les traces de Leib Majzels, l’un des représentants du Comité central des Juifs de Pologne en charge de retrouver les enfants juifs placés dans des familles polonaises pendant la Shoah. Et pour récupérer ces enfants il y eut « un prix à payer », au sens propre, d’où le titre de votre livre, mais aussi au figuré… Pouvez-vous restituer le contexte de cette enquête que vous avez menée ?

Anna Bikont : Avant la guerre, près d'un million d'enfants juifs vivaient en Pologne. Dans les zones occupées par les Allemands, on estime que cinq mille ont survécu. Cinq mille sur un million. De nombreux Juifs, en particulier des sionistes et des religieux, considèrent que chacun de ces enfants est un trésor national inestimable et qu'il doit être « rendu » au peuple juif. Le Comité central des Juifs de Pologne, officiellement la plus grande organisation juive, n'avait pas les mêmes principes en la matière, mais il finit par envoyer son représentant, Leib Mazjels, sur le terrain à la recherche des enfants. Leurs tuteurs exigeaient souvent des prix exorbitants, prix qui augmentaient de mois en mois. La plupart des enfants se retrouvent dans des orphelinats juifs. Bien que les orphelinats juifs d'après-guerre aient été de merveilleuses institutions, il n'était pas facile pour les enfants de rompre avec leur identité d'adoption et de recommencer encore une fois une vie complètement nouvelle. Ils ont également payé un lourd tribut.

Le Crif : Beaucoup de ces enfants ont grandi dans un environnement empreint d'antisémitisme, avant de découvrir brutalement leurs origines. Comment ont-ils vécu cette révélation et surtout quel fut le processus de « décontamination » ?

Anna Bikont : Mal. Très mal. L'enfant juif sait que pour survivre, il ne doit en aucun cas admettre qu'il est juif. La plupart d'entre eux ont vu leurs proches assassinés. Être juif n'est associé qu'à la mort et à une peur panique. Les enfants s'accrochaient à leurs tuteurs polonais, même si ceux-ci n'étaient vraiment pas gentils avec eux, et n'auraient voulu pour rien au monde rester dans des orphelinats pour enfants juifs. Je raconte l'histoire d'une fillette qui, lorsqu'on l'a amenée dans l'un des foyers sionistes, s'est agrippée à la poignée de la porte en criant : « Je ne veux pas être enfermée avec des Juifs » : « Je ne veux pas être juive ! Je déteste les Juifs ! Les Juifs veulent me tuer, je ne veux pas être juive ». Quelqu'un s'est tourné vers elle : « Après tout, tu es juive ». Et elle, en pleurs : « Si je le suis, je me déteste ».

 

Le Crif : Votre livre montre combien la Shoah reste une blessure vive en Pologne, souvent ignorée ou déformée dans l’espace public. Quels sont, selon vous, les mécanismes qui entretiennent encore aujourd’hui un refus d’assumer pleinement le rôle de certains Polonais dans les persécutions ?

Anna Bikont : En tant que société, nous sommes très orientés vers le passé ; je serais même tenté d'émettre l'hypothèse qu'en Pologne, on pense davantage au passé qu'à l'avenir. Ce passé est à la fois un passé héroïque et un passé de victimes. La Seconde Guerre mondiale y revêt une importance particulière. Les Polonais n'ont pas collaboré avec les Allemands, ils disposaient d'une importante armée clandestine, d'une résistance civile impressionnante et ils ont subi de lourdes pertes. Or il s'avère que certains Polonais ont été non seulement victimes, mais aussi complices de l'Holocauste. La publication du livre Les voisins de Jan Tomasz Gross dans les années 2000 (Les Belles lettres, 2019) a donné lieu à un débat énorme et courageux. Mais ce qui a suivi – du moins dans une grande partie du discours public – a été un repli sur des positions défensives. C’est ainsi que les Polonais qui sauvent les Juifs pendant la guerre deviennent la marque de fabrique de tous les Polonais.

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