Cette année, Yonathan Arfi a souhaité faire de l’éducation un sujet prioritaire pour le Crif. En effet, un constat lucide de la situation, sombre à bien des égards, s’avère insuffisant s’il ne permet pas d’ouvrir de nouvelles perspectives. La résurgence actuelle de l’antisémitisme, parfois sous de nouvelles formes, suscite une inquiétude bien légitime ; il faut toutefois se refuser à sombrer dans un fatalisme obscurcissant l’avenir et les possibilités d’agir sur lui. L’éducation des jeunes générations est sans doute le plus important des leviers d’action à privilégier. Elle se trouve cependant confrontée, comme en témoigne l’ensemble des textes que nous avons recueillis, à des problématiques complexes et inédites.
En revenir à la question cruciale de l’éducation, c’est aussi une manière de rendre hommage à la tradition juive et à la place centrale qu’elle accorde à l’étude, nous rappelant qu’à travers la transmission du savoir et des valeurs, c’est la pérennité d’une filiation, d’une appartenance commune qui est en jeu.
C’est à cet effet que nous avons demandé à plusieurs intellectuels et acteurs du monde de l’éducation de bien vouloir contribuer à notre revue annuelle. Si les textes publiés ici n’engagent pas la responsabilité du Crif, ils permettent cependant d’ouvrir un espace de débat et de réflexion. Ils sont traversés par le souci d’interroger et de comprendre la situation des nouvelles générations, les problématiques liées à la transmission de la mémoire et de l’histoire juive, ainsi que les défis et enjeux qui agitent aujourd’hui, dans notre France républicaine, le milieu de l’enseignement (laïcité, usages du numérique et des réseaux sociaux, wokisme…).
Le Crif remercie les contributeurs de cette revue d’enrichir ainsi notre réflexion.
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Le fait est connu. L’histoire des Juifs de France se résume principalement, dans les programmes scolaires d’histoire du second degré, à deux moments charnières de notre histoire contemporaine : l’Affaire Dreyfus (brièvement) en fin de classe de 4e d’une part, la Shoah en France pendant la Seconde Guerre mondiale de l’autre, étudiée en 3e et reprise au lycée en classe de Première. Il a également été fait état des conséquences, notamment pédagogiques, d’une telle focalisation sur ces deux moments d’extrême tension de l’Histoire nationale : glissement vers une identification exclusive de la vie juive en France à celle d’une population persécutée, essentialisée dans une posture de victime, voire de mort, réduction de l’histoire des Juifs à celle de l’antisémitisme décrypté comme une idéologie et une force politique de portée transnationale. Même si, depuis une vingtaine d’années, des efforts significatifs ont été conduits pour nuancer, corriger et enrichir cette vision, par des visites de musées et de lieux de mémoire, par des dossiers insérés dans les manuels scolaires, par des projets pédagogiques menés par des enseignants de mieux en mieux formés sur ces questions, il reste que l’histoire des Juifs en France continue d’apparaître comme une histoire « fantôme », selon la juste expression de Michel Groulez, qui a consacré une thèse à ce sujet en 2004.
Par-delà la nécessité pédagogique de sortir de la représentation victimisante des Juifs de France en montrant combien ils ont pu, positivement, contribuer à son histoire et à sa culture, un aspect jusqu’ici peu mis en avant, invite à plaider, de nouveau, pour une ouverture des enseignements scolaires à cette histoire « minoritaire ».
Cet aspect renvoie, non pas aux marges de l’histoire de la France mais en quelque sorte au cœur même du processus de ce qu’on nomme communément la « genèse de l’État moderne ». Si les Juifs sont au cœur de l’Histoire de la France, c’est d’abord parce que leur histoire a cheminé intimement, dès la fin du Moyen Âge, avec celle de l’affirmation de l’autorité de l’État et de son rapport aux minorités, notamment religieuses ; cela indépendamment, ou du fait même, du poids démographique toujours très limité de la présence juive sur le sol français.
Quelques étapes emblématiques permettent de préciser cette affirmation.
La première étape est médiévale. De Louis VII à Philippe le Bel en passant par Philippe-Auguste et Saint-Louis, entre le XIIe et le XIVe siècle, les rois capétiens ont adopté une série de règlements visant à s’assurer le contrôle et la propriété de « leurs » Juifs, tant de ceux résidant dans leur domaine particulier qu’à l’extérieur de celui-ci. Ce processus d’appropriation du bien et du corps des Juifs, bien documenté, a ainsi constitué un laboratoire d’une « législation » royale de portée générale alors encore balbutiante. Plus largement, les Juifs faisaient partie, en France comme en Aragon ou en Angleterre à la même époque, de ce qu’on nomme les regalia, au même titre que les joyaux de la Couronne, destinés à magnifier le pouvoir du souverain.
Par la suite et en dépit des expulsions de la fin du Moyen Âge, la tolérance dont bénéficièrent les Juifs à Metz, Bordeaux ou Bayonne permet d’appréhender la notion de raison d’État. Louis XIV, qui fut intraitable avec les protestants en vertu du principe « tel prince, telle religion » (cujus regio, ejus religio), fut bien moins regardant à l’égard des Juifs messins et des « nouveaux chrétiens » installés dans le Sud-Ouest de la France, pour des raisons qui illustrent la montée en puissance d’une conception de l’État combinant exclusivisme religieux et nouvelle forme de pragmatisme économique.
La Révolution française constitue, naturellement, un troisième moment clé. Les vifs débats autour de l’émancipation des Juifs résonnent jusqu’à aujourd'hui en mettant aux prises deux visions opposées de la citoyenneté accordée aux minorités religieuses : celle faisant primer le principe d’égalité des droits et de liberté religieuse à celle cherchant à faire primer la nécessité d’une « régénération » (ou dit autrement, d’un effacement identitaire, pouvant même aller, dans l’esprit de l’Abbé Grégoire, jusqu’à la conversion au catholicisme) comme préalable à l’accession à la citoyenneté française.
Comme l’a rappelé l’historien américain Maurice Samuels dans un livre récemment traduit, Le droit à la différence. L’universalisme français et les juifs [1], ce chapitre de l’histoire des Juifs de France engage à une réflexion sur la notion même d’universalisme. Ce thème refleurit lors de la colonisation de l’Algérie et de la proclamation du décret Crémieux de 1870 octroyant la citoyenneté française aux quelques 25 000 Juifs d’Algérie, et non aux trois millions de musulmans vivant alors sur le même territoire. Souvent résumée à un « diviser pour mieux régner », cette décision de grande portée ne peut se comprendre sans les débats internes aux Juifs de France sur les apports ambivalents de la « régénération » par le droit, conception héritée de 1789.
On le comprend, l’enjeu dépasse celui de la « reconnaissance » d’un groupe minoritaire. Il engage à une réflexion, exigeante mais nécessaire, sur la nature complexe de l’État en France, dont l’image ne peut être réduite à celle d’un pouvoir oppresseur attaché à persécuter ou à effacer les identités particulières.
Mathias Dreyfuss, Historien
Note :
[1] Maurice Samuels, Le droit à la différence. L’universalisme français et les juifs, Édition La Découverte, 2022
Biographie :
Mathias Dreyfuss, historien, délégué adjoint, Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH). Il est notamment l’auteur de l'ouvrage Aux sources juives de l’histoire de France, paru en 2021 chez CNRS Éditions.
Cet article a été rédigé dans le cadre de la parution de la revue annuelle du Crif. Nous remercions son auteur.
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