Le judaïsme français face à la loi de 1905

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Crédits photo : ©AFP

Le 9 décembre 1905, lendemain de la mort à Paris du grand-rabbin Zadoc Kahn, est adoptée la loi de séparation des Églises et de l’État qui prévoit de modifier, sans la bouleverser, l’organisation du judaïsme en France et en Algérie. Quelle a été la réaction communautaire face à la Séparation ? Une approche historique axée sur l’examen critique de sa réception permet de dépasser le mythe d’une adhésion unanime, immédiate et entière.

Contexte et cadre juridique

La loi de 1905 est adoptée dans un contexte de tensions très vives entre la République et l’Église catholique, marqué par l’Affaire Dreyfus. Au-delà de cette « guerre des deux France », le texte met fin au régime pluraliste des cultes reconnus instauré au XIXe siècle qui assurait la prise en charge par l’État des salaires des rabbins (1831) et permettait aux communautés de bénéficier de subventions publiques pour la construction ou l’entretien des synagogues.
Désormais, les communautés doivent se transformer en associations (art. 4) chargées de gérer l’exercice du culte, leurs biens, leurs édifices et leur personnel. La fin du subventionnement public (art. 2) impose donc une autonomie institutionnelle accrue. Par ailleurs, les lieux de prière construits et financés sur fonds publics avant 1905 deviennent propriétés publiques mais sont laissés à la disposition des associations (art. 12 et 13). Enfin, l’organisation consistoriale héritée des décrets napoléoniens de 1808 est globalement préservée même si elle devient, le 23 novembre 1906, l’Union des associations cultuelles israélites de France et d’Algérie. Elle doit assurer le rôle de représentation auprès des pouvoirs publics, coordonner les institutions et les services communs pour les 64 associations (dont 9 en Algérie) qui la composent à cette date.
Tant au moment des débats parlementaires que lors de son adoption, les réactions à la loi de 1905 ont été variées et peuvent exprimer l’inquiétude ambiante, particulièrement marquée au sein du judaïsme consistorial.

Une source d’inquiétudes légitimes

L’historien Pierre Birnbaum a mis en évidence le rôle des « Juifs d’État », « fous de la République » [1], dans le processus de laïcisation. Cependant, leur engagement ne doit pas masquer la diversité du positionnement des Juifs face à la Séparation qui ne s’aligne pas sur les clivages philosophiques, religieux, politiques et sociaux habituels. Ainsi, la lecture des numéros hebdomadaires de la revue communautaire L’Univers israélite publiés entre 1905 et 1906 atténue l’idée encore répandue selon laquelle le judaïsme français aurait accueilli la loi avec ferveur et enthousiasme. Ces articles témoignent au contraire des inquiétudes communautaires face aux conséquences d’une loi conçue principalement pour le catholicisme sans tenir compte des spécificités des minorités religieuses. Les articles dénoncent aussi les seuils minimaux d’adhérents, inadaptés aux petites communautés locales, et l’absence de clarification juridique pour le Séminaire israélite, les restrictions en matière de réception et gestion des dons et legs, et les indemnités temporaires des rabbins. La réorganisation en associations cultuelles autonomes, encadrée par l’Union des associations, soulève également des questions sur l’unité liée à l’émergence possible de communautés non consistoriales, la représentation, l’autorité du rabbinat et la pérennité financière. Les statuts modèles, bien que pragmatiques et adaptables, doivent combiner liberté locale, cohésion nationale et continuité religieuse. En Algérie, les questions relatives à la perception des taxes rituelles, la gestion des fonds ou à l’affiliation à l’Union suscitent également des craintes. À la veille du vote, L’Univers israélite du 1er décembre manifeste ostensiblement un sentiment de résignation mêlé d’amertume, convaincu que les injustices contenues dans le projet ne seront plus rectifiées malgré les observations du Consistoire central : « Le projet de loi serait-il donc irréprochable à ce point qu’il n’aurait pas besoin d’être amélioré ? Personne ne le soutient, même parmi ceux qui réclament la séparation avec le plus d’ardeur. Tout le monde convient au contraire qu’il est plein de lacunes, d’erreurs, d’obscurités, de contradictions, et qu’à certains égards il consacre de criantes injustices (…) nous ne pouvons plus guère espérer aujourd’hui que les observations présentées par le Consistoire central au sujet de certaines dispositions du projet de loi qui portent préjudice au culte israélite et le placent dans une situation d’infériorité vis-à-vis des autres cultes puissent être prises en considération. » Néanmoins, aux critiques et préoccupations légitimes exprimées dans les articles de 1905 succède en 1906 un ton plus pragmatique centré sur les modalités d’application, la cohésion communautaire et l’adaptation aux contraintes légales.
Il convient dès lors d’examiner sa mise en œuvre concrète et ses conséquences au niveau local.

L’application de la loi de 1905 vue d’en bas : l’exemple des micro-communautés juives de Boulogne-sur-Mer et Dunkerque

Après 1905, les micro-communautés de Dunkerque et Boulogne deviennent donc des associations cultuelles ayant pour objet commun « l’entretien et l’exercice du culte israélite » [2]. Cette modification structure davantage l’organisation communautaire sans bouleverser le fonctionnement antérieur. Leurs statuts, largement calqués sur le modèle proposé par l’Union à laquelle elles adhèrent toutes les deux, sont respectivement adoptés le 15 octobre 1906 pour la première, et le 30 octobre pour la seconde. Leurs rédactions ont suscité des discussions et donné lieu à des interprétations et conceptions divergentes parmi les membres et entre les communautés. Dunkerque se distingue par des cotisations mensuelles selon catégories, un droit d’entrée pour retards et un contrôle strict du conseil, tandis que Boulogne applique une cotisation annuelle plus simple. Les deux limitent l’accès des femmes et des étrangers au conseil, mais Dunkerque adopte une régulation locale plus rigoureuse et personnalisée.
Les inventaires des synagogues, réalisés selon l’article 3, mettent en lumière des spécificités locales. Celui de Boulogne a lieu le mardi 27 février 1906 en présence de son officiant Maurice Weill et de son vice-président Jules Lang. À Dunkerque, il se déroule le samedi 24 mars, dans un contexte politique local et national particulièrement tendu lié à la mort récente dans le village proche de Boeschepe d’un fidèle opposé à l’inventaire des biens de l’église du village. Le jour fixé contraint aussi son président Samuel Hanau à se conformer à la loi nationale, au détriment de son éventuelle observance du shabbat. À cette date, la communauté n’est encore que locataire de l’immeuble de la rue du Château avec un logement pour le ministre et une salle de prière modeste, équipée de 9 bancs à 3 places, une armoire renfermant 3 rouleaux de la Torah et quelques tapis, tandis qu’à Boulogne, l’association est propriétaire depuis 1872 d’un édifice plus vaste situé rue Charles Butor, ancien temple maçonnique, doté d’un mobilier plus riche, d’un chandelier à 9 branches, d’un tabernacle renfermant 6 rouleaux de la Torah et d’équipements d’éclairage.
Au-delà des différences matérielles et administratives, l’analyse rapide de son application à l’échelle locale met en lumière, de manière concrète, les adaptations et les contraintes que la loi de 1905 a imposées aux communautés.

Loin d’un enthousiasme unanime face à la loi de 1905, l’histoire montre que le judaïsme français a privilégié un accommodement réfléchi, visant à concilier intégration républicaine et maintien d’une unité communautaire et d’une conscience identitaire particulière, dans une période encore profondément marquée par la virulence de l’antisémitisme qui s’est exprimé durant l’Affaire Dreyfus.

Rudy Rigaut, Directeur en Histoire – Prix spécial Fondation Auschwitz (2022) – Correspondant du Mémorial de la Shoah (Hauts-de-France)

[1] Pierre Birnbaum, Les fous de la République. Histoire politique des Juifs d’État de Gambetta à Vichy, Paris, Fayard, 1992

[2] Sur l’application de la loi dans les autres communautés du Nord et du Pas-de-Calais, voir Danielle Delmaire, Les communautés juives de la France septentrionale au XIXe siècle (1791-1914), Paris, L’Harmattan, 2008, p. 93-97

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